LIVRE. Loyauté radicale “Dans certains quartiers, la haine de soi est très forte” / Fabien Truong

image_pdfimage_print

Article vu sur Libération.

Fabien Truong «Dans certains quartiers, la question de la haine de soi est très forte»
Par Sonya Faure

Dans son livre “Loyautés radicales”, le sociologue Fabien Truong dresse le portrait de cinq jeunes musulmans de Grigny et de Seine-Saint-Denis, et construit une “ethnographie post mortem” d’Amedy Coulibaly.

 

Il dit avoir voulu “rencontrer Allah par le bas”. Le sociologue Fabien Truong a passé près de deux ans auprès de cinq jeunes garçons de Seine-Saint-Denis et de Grigny (Essonne) pour mieux comprendre l’attrait de l’islam et de la séduction de l’idéologie du martyr parmi une partie de la jeunesse des quartiers français. “Seul Blanc sur la dalle, seul végétarien à ne pas goûter aux merguez halal”, il déploie son “art de l’écoute” dans Loyautés radicales, l’islam et les “mauvais garçons” de la Nation (La Découverte). Il y fait aussi le portrait posthume d’Amedy Coulibaly, qui grandit à Grigny et tua, il y a trois ans, une policière et quatre clients juifs de l’Hyper Cacher.

Qui sont les “mauvais garçons” de la Nation auxquels vous consacrez un livre ?

Des garçons dont la trajectoire – des parents nés hors de l’Hexagone, une enfance dans les cités dites “sensibles”, un passage par la délinquance – est devenue l’emblème d’une menace de type identitaire. Aujourd’hui, leur engagement plus fréquent dans la religion musulmane incarnerait pour certains un problème de civilisation. Ancien professeur en Seine-Saint-Denis, désormais sociologue, j’ai régulièrement trouvé l’islam sur ma route. Pourquoi la religion est-elle une ressource morale pour certains ? Pourquoi ce pouvoir de séduction de l’idéologie du martyr ? Le comprendre suppose de passer du temps auprès de ces jeunes, d’aller au-delà du spectacle. J’ai resserré la focale sur cinq garçons vivant à Grigny et en Seine-Saint-Denis.

Vous avez finalement décidé d’ajouter un sixième portrait, celui d’Amedy Coulibaly. Pourquoi mêler ce terroriste mort aux portraits de cinq jeunes musulmans qui, eux, n’ont pas suivi le même chemin ?

J’ai voulu essayer de relier le fait divers au fait social, les trajectoires ordinaires aux trajectoires extraordinaires, comme celle du tueur de l’Hyper Cacher. Parmi les jeunes hommes que j’ai rencontrés à Grigny, certains avaient grandi avec lui. Il a fait partie de nos conversations. A travers son évocation, les jeunes racontent aussi la vie du quartier, les drames, les souvenirs d’enfance. J’en ai finalement tiré une “ethnographie post mortem”. Sans l’avoir connu, c’est l’Amedy “d’avant” que je tente de faire vivre à travers le regard d’une trentaine de personnes qui m’en ont parlé.

Qu’avez-vous appris sur lui qu’on ne savait pas ?

Que dans un parcours comme le sien, il n’y a pas de baguette magique – un imam gourou, un passage en prison… – qui transforme un homme en terroriste. Tout un faisceau d’éléments jouent et s’additionnent. La mort de son meilleur ami, Ali, tué à 17 ans devant ses yeux par la police après un vol de moto, explique bien sûr sa haine de la police [le 8 janvier 2015, il a assassiné la policière Clarissa Jean-Philippe, ndlr]. Mais elle éclaire plus encore la haine de soi extrêmement forte qui ne lâchera plus jamais Amedy Coulibaly, la culpabilité de lui avoir survécu. C’est une question importante dans certains quartiers quand l’expérience prématurée de la mort devient un fait social. Tous ces jeunes hommes ont brutalement perdu des copains, sans avoir d’accompagnement social, pédagogique ou métaphysique pour traiter cette perte, travailler la mémoire. La question de la haine de soi est très forte parmi eux et explique, sans doute en partie, le besoin qu’ils ressentent, pour s’en sortir, de se transformer, de se laver. La religion devient une voie possible.

A Grigny, Amedy Coulibaly était connu pour “faire du sale”. Qu’est-ce que c’est ?

C’est commettre un acte d’une violence disproportionnée, faire quelque chose de complètement immoral. On est bien loin des fantasmes sur la “culture du gang” : les jeunes savent pertinemment que laisser un mec à demi-mort pour une raison de “business”, c’est franchir la ligne, désobéir à un référent moral universel. Les jeunes garçons des quartiers peuvent un jour passer par la délinquance. La grande majorité ne s’y éternise pas. D’autres y resteront après leurs 30 ans, en ayant totalement conscience d’être dans une impasse. A 25 ans, Marley, est ainsi persuadé qu’il mourra avant 30 ans. Il sait bien que sur ce chemin-là, il n’y a pas de futur. “Faire du sale” entraîne une très forte dépréciation de soi et une dictature insidieuse du présent.

Le passage par la prison joue tout de même un rôle décisif dans le passage au terrorisme de Coulibaly…

… mais pas comme on l’entend souvent. On parle de “la” prison comme d’un incubateur à jihadistes ou à terroristes. Mais ce qui est frappant dans le parcours d’Amedy Coulibaly, ce sont ses constants allers-retours en prison. Pour les garçons englués durablement dans la délinquance, il y a une normalisation du sentiment d’enfermement que ce soit dans sa cellule, dans son quartier, dans sa condition. C’est ce que j’appelle la “seconde zone” : un espace à l’écart qui confine, qui valorise l’entre-soi et empêche la projection collective. Un espace fait d’une morale restreinte qui permet de s’accommoder du “sale” qu’on a fait et qui est, ailleurs, honteux. Comme dans le concept de “banalité du mal” de Hannah Arendt [que la philosophe forge à propos d’Eichmann, ndlr], la valorisation de l’action plutôt que de la réflexion, du “savoir-faire” du délinquant plutôt que de la morale permet de tenir. Les allers-retours en prison accélèrent ce sentiment d’enfermement, ils brouillent les frontières entre le dedans et le dehors. Comment alors sortir de la seconde zone ? Alors qu’Amedy Coulibaly est terrorisé lors de ses premières détentions, il se construit au fil de ses incarcérations comme un “expert de la prison”. Cette impasse nourrit l’idée qu’il faut se forger contre la peur et dans le combat, ne pas partager ses émotions. C’est dans ce terreau que s’enracine le désir de religion, il ne tombe pas du ciel. Quand Amedy Coulibaly rencontre Djamel Beghal, celui-ci n’a, au départ, pas la figure d’un “gourou” qui l’aurait manipulé. Djamel Beghal est alors à l’isolement, seul et démuni. Au départ, c’est de la pitié que Coulibaly ressent pour lui. Il va avoir 30 ans, et depuis son quotidien construit autour de l’immédiateté et du profit, Coulibaly va être touché par cette posture de dénuement, qui va, croit-il, donner un sens à sa vie, lui permettre de se racheter.

Quel rapport les jeunes que vous avez suivis entretiennent-ils avec la figure de Coulibaly ?

Certains connaissaient intimement “Amedy”, mais pas le terroriste “Abou Bassir Abdallah Al-Ifriki” comme se fait appeler Coulibaly. Ils ne peuvent pas renier l’enfance et la jeunesse qu’ils ont partagées avec lui : ce serait renier ce qu’ils ont fait eux-mêmes pour s’en sortir. Ils sont obligés de compartimenter. D’autres tiennent un discours confus sur le jihadisme, comme Marley auquel je demandais si partir en Syrie ne l’avait jamais “titillé”. Pour lui, les jihadistes sont des “oufs”, “complètement inefficaces”. Marley est persuadé qu’ils partent en Syrie “tuer des juifs”. Or, dit-il : “Si tu veux tuer des juifs ou des riches, tu vas dans une banque à Paris et tu te fais sauter.” Quant à la tuerie de Coulibaly à l’Hyper Cacher : “Il est tombé fou […], il a pas pensé à faire péter une banque et à buter des riches. Un supermarché juif, ça sert à rien, et puis après, c’est nous qui payons l’addition.” Marley n’éprouve ni empathie pour les victimes ni sympathie pour les jihadistes ou terroristes. Il ne les condamne pas non plus, sauf à dire qu’ils sont de mauvais stratèges. Beaucoup de jeunes que j’ai suivis se sont accommodés de la dureté de la vie et aucun d’entre eux ne doute qu’elle est un combat, même s’ils ne savent pas bien qui est l’oppresseur et où est le champ de bataille.

Mais qu’est-ce qui fait que la plupart ne franchissent pas le cap du départ au jihad ou du terrorisme ?

Tous ces jeunes sont les produits de notre histoire collective – c’est l’un des sens du titre de mon livre : il y a bien une “loyauté radicale” à notre histoire nationale. La genèse et la construction de ces vies pleines de conflits de loyauté sont liées à notre histoire. L’extrémisme religieux arrive chez certains en bout de course. Dans la grande majorité, vers 30 ans, ils se sont extirpés de la seconde zone, grâce à une succession de petites choses : une histoire amoureuse qui permet enfin de se projeter au-delà de sa personne, l’obtention d’un travail… et bien sûr la religion.

L’islam non plus ne représente pas la même chose pour chacun d’entre eux ?

Loin de n’être qu’un facteur de violence, la religion est une ressource morale pour bien des jeunes. On parle souvent du “retour” à la religion comme d’un “retour” à la communauté. En réalité, il n’y a pas de retour vers le groupe – même s’il existe bien chez ces jeunes un fantasme d’appartenance à quelque chose qui les dépasse, à un collectif idéal. En réalité, leur approche de la religion est très singulariste – ce qui correspond bien avec la culture individualiste développée dans le “business”. On est loin du spectre communautariste. La religion est, au contraire, souvent un médium pour s’opposer aux parents, déroutés par la pratique religieuse extravertie de leurs enfants. Les fils n’ont jamais pu dire aux pères : “Vous n’êtes pas des hommes : vous vous êtes tués à la tâche pour rien.” Question de pudeur. Ils leur disent désormais : “Vous êtes de mauvais musulmans.”

Vous parlez d’un “label muslim”…

Parmi cette génération, la mise en spectacle de la conversion, de la transformation de soi est essentielle. On crie à tout le monde qu’on a changé, qu’on est meilleur que les autres. Il y a rédemption par la singularité : “Je suis meilleur car je me découvre moi-même et je le dis à tous.” Domine en France une vision anticléricale de la religion, qui serait, au même titre que les jeux vidéo, un “opium” pour le peuple. Mais il y a aussi, dans la conversion à l’islam de ces jeunes, une recherche intellectuelle et esthétique. L’expérience de la laideur est très forte au quotidien : ils ont fait du “sale”, ils ont un rapport ambivalent à leur quartier dont toute la société dit qu’ils sont “laids”. Le Coran est une “réconciliation avec la beauté”, comme me l’a dit l’un d’eux. La religion est aussi une réponse à un furieux désir d’intelligence. Ils ont tous beaucoup espéré dans l’école qui a souvent été une déception. Ils ressentent le besoin explosif de mettre des mots critiques sur leur existence, sur le fait que les choses ne vont pas comme elles devraient aller et qu’il existe une rationalité alternative. La religion offre un récit qui leur permet de se réapproprier le monde.

Pourquoi a-t-elle aussi donné à Coulibaly un prétexte à tuer ?

Amedy Coulibaly a mis en scène son changement radical par la conversion, sauf que dans la pratique, il n’a rien changé à sa vie en devenant terroriste. Il est resté, au contraire, dans une continuité radicale. Tout ce qu’il met en œuvre pour mener son funèbre projet terroriste vient des savoir-faire qu’il avait développés dans sa vie d’avant, dans la délinquance : le sang-froid et la dissimulation. Les jeunes coincés dans la seconde zone sont devant un dilemme : tout ce en quoi ils excellent, ce qui leur permet de faire des “coups”, n’est évidemment pas valorisé socialement : ils sont passés maîtres dans les activités illicites mais ils ne peuvent s’en vanter. “L’imaginaire politique flottant” de Daech, lui, permet à certains de continuer ce qu’ils ont toujours fait, mais avec, pensent-ils, une reconnaissance, celle des martyrs. C’est le spectacle ultime.

Sonya Faure