TEXTE. Hamed et sa géographie affective. Les liens entre croyances, conscience affective et esprit critique / ©S. Delrieu

image_pdfimage_print

Vivre dans “son” monde ou vivre dans “le” monde ?

« Aucune religion, philosophie, société, connaissance, groupe humain ou personne n’échappe à une construction historique de ses récits et productions. »

Esprit critique ET conscience affective

Ce texte aborde la question de l’esprit critique comme une activité affective ET mentale, ce qui demande d’écouter à la fois les discours et les sous-textes affectifs de ceux-ci. Les discours sont le fruit d’un processus dont les racines affectives peuvent être très profondes, en écho bien souvent à des ambiances et récits “absorbés” durant la petite enfance. 

L’historicité de ce qui devient « croyances » pour un individu peut non seulement se révéler très opaque (à nous-mêmes comme aux autres) mais résister au changement si le remaniement proposé vient s’opposer de front aux constructions intimes, en niant ou en dévalorisant celles-ci. Ce qui fait « sens » pour une personne, quels qu’en soient les raisons et le contenu, est à la base de son « moi-corps » et de son intégrité psychique.

Le récit ci-après donne un exemple d’un remaniement en douceur, qui ne s’oppose pas à une « fausse croyance » (dans le cas de Hamed : croire que l’Égypte et l’Arménie sont géographiquement côte à côte), mais qui lui a permit de prendre conscience du « sens caché » de sa croyance, sur un plan historique, sensible et symbolique dans son histoire de Sujet – tout en lui proposant d’intégrer une nouvelle représentation géographique plus objective.

Récit : les croyances d’Hamed, jeune adolescent en difficulté scolaire et sociale

Je travaillais à l’époque dans un Centre de l’enfance aux Pennes Mirabeau où les jeunes accueillis avaient été exclus des établissements scolaires puis exclus des établissements spécialisés. Durant deux ans, j’ai mené des ateliers artistiques avec un ami peintre. Nous avions axé une réflexion autour de la fiction et du documentaire. 

Le film « La haine » venait de sortir (1995), film rapidement devenu culte, et objet de culte, pour la génération présente dans ce lieu. Pour eux, ce film était un documentaire, tandis que le reportage sur les jeunes orphelins en Russie que nous leur avions projeté était une fiction. 

Je compris là que dans leurs perceptions, tout ce qui parlait d’eux était documentaire, et ce qui ne les concernait pas était fiction.

L’état d’alerte était permanent dans et entre les jeunes, alerte adrénalisante, regards vifs, plans, conflits toujours en train de couver. Les yeux en activité permanente surveillaient les quatre directions, le sol et le plafond. Les mains se tordaient et les jambes étaient animés par des secousses nerveuses incessantes. Cette hyperactivité nerveuse permanente se diffusait chez les éducateurs, obligés de suivre à la trace la moindre embrouille. 

Une scène est resté gravée dans mon esprit. Le jeune garçon, 16 ans, Hamed, était illettré, et nous échangions sur la manière dont il circulait dans la ville. Ne pas savoir lire, c’est ne pas savoir lire les panneaux, le plan du métro, et une foule d’informations basées sur l’écrit. Il mémorisait autre chose dans le paysage urbain et généralement ne circulait jamais seul dans des lieux inconnus. 

Nous parlions de sa famille et de ses origines lorsque je me suis aperçue que, pour lui, étant d’origine arménienne et égyptienne, ces deux pays étaient géographiquement côte à côte. Côte à côte affectivement donc côte à côte géographiquement.

Je commençais à percevoir son monde intérieur.

Nous sommes allés voir une carte du monde, la France est là, Marseille, au sud d’un côté l’Espagne de l’autre l’Italie, puis la Grèce, puis… Je regardais la carte et ses yeux se poser sur cette carte comme les miens sur du chinois. Il m’écoutait tranquillement, sans doute parce que ce moment de calme l’éloignait quelques instants du trafic ambiant.
Pour lui, cette carte du monde ne représentait rien, elle ne présentait rien d’autre que des traits et aplats de couleurs.

Il fallait que je trouve un passage entre ce qui se présente en lui, ce qui existe à l’extérieur, ce qui se re-présente pour lui, et ce qui pourrait se re-présenter pour nous deux. 

Le point de passage fut le corps. Nous allâmes sous un préau avec des craies blanches. 

  • On y va ? Mets-toi debout à ma gauche. 
  • (Il se prête au jeu)
  • Tu sens ton corps, tes pieds au sol ?
  • Oui
  • Ok. Secoue toi un peu, lâche les épaules, fais quelques grimaces, si tu as envie de bailler, baille. Sens bien le contact de tes pieds avec le sol.
    (Je fais les mouvements en même temps que lui)
    Maintenant, nous laissons les yeux se fermer. Imagine. Nous sommes à Marseille. Tu es déjà allé à la mer ? Au vieux port ? Sur la plage ?
  • Oui, parfois.
  • Ok, imagine que nous sommes là, debout, au bord de la mer. Tu sens l’odeur de la mer ? Tu vois le bord de mer derrière tes yeux fermés ? 
  • Oui
  • Regarde, ouvre un instant les yeux. Là, c’est le bord de la mer. (Je trace un trait au sol à nos pieds). Nous sommes sur la terre et de l’autre côté du trait c’est l’eau, la mer. Tu suis ?
  • Oui ok.
  • Imagine, ferme les yeux, qu’est-ce que tu vois quand tu es au bord de la mer ?
  • La mer
  • Ok, moi aussi. Et quand tu regardes au loin, à l’horizon ?
  • Ben… la mer
  • Tu vois passer des bateaux ?
  • Non pas là.
  • (Rires)
  • Tu en as déjà vu ?
  • Oui, mon pote prend le bateau tous les ans pour aller dans la famille.
  • Et toi ?
  • Non, nous non.
  • Ton ami part où en bateau ?
  • En Algérie
  • Tu sais où est l’Algérie ?
  • (Silence)
  • Regarde, tu sens tes pieds, le bord de mer, l’horizon de la mer devant nous ?
  • Oui
  • L’Algérie est en face. Si nos yeux pouvaient voir au loin, tu verrais la terre de l’autre côté de la mer. 
  • (Je sens qu’il regarde intérieurement au loin)
  • Imagine qu’en face, en Algérie, de l’autre côté, il y a des personnes qui sont comme nous, debout, face à la mer, elles regardent vers nous.
  • (Je vais physiquement à quelques mètres de lui, en face, en traçant un trait au sol pour délimiter l’autre limite terre / mer en Algérie). 
  • Ouvre les yeux. Je suis de l’autre côté de la mer. Tu vois le trait au sol à mes pieds ?
  • Oui
  • C’est le bord de mer pour les personnes qui vivent en Algérie. Tu me suis ?
  • Oui
  • Ces personnes ne nous voient pas, nous sommes trop loin, mais elles peuvent imaginer que nous sommes là, en France, au bord de la mer, face à elle. Nous les imaginons et elle nous imagine. Nous ne nous voyons pas, mais nous pouvons savoir que nous sommes face à face les uns des autres. Regarde moi, puis ferme les yeux et imagine que nous sommes à des kilomètres et des kilomètres l’un de l’autre, que la mer nous sépare vraiment.
  • Silence (Je sens qu’il intègre, que son corps perçoit).
  • Ok, je reviens en France. Ton copain traverse la mer Méditerranée en bateau pour rejoindre l’Algérie, dans quelle ville ?
  • Alger ! 
  • Tu veux que l’on fasse le tour de la mer Méditerranée ? Tu veux sentir où est l’Égypte ? L’Arménie ?
    (J’ai bien dit « sentir » dans un premier temps, sentir avec une conscience ancrée dans et à partir de son propre corps, je n’ai pas dit « savoir »).
  • Oui

J’abrège le dialogue qui fit le tour de la Méditerranée, et nous avec, physiquement, en dessinant au sol les lignes de démarcations entre mer et terre et entre pays.
Sa concentration était intense comme si son corps explorait un nouveau territoire à la fois intérieur et  extérieur.

Pour terminer, nous sommes revenus voir la carte du monde, et je lui ai restitué la représentation visuelle de l’espace que nous venions d’explorer sensoriellement. 

Carte_Mediterranee

Nous avons parlé de la différence entre une géographie affective, liée à la manière dont il a mémorisé les récits familiaux, ce roman familial auquel personne n’échappe, et la construction d’un lieu commun qui nous permet d’avoir collectivement les mêmes représentations, de pouvoir s’entendre sur une géographie commune – et d’habiter le même monde. 

Quelle était la géographie affective des jeunes partis en Syrie ou en Irak ?

Cette séance de sophrologie improvisée avec Hamed eut lieu en 1996, il y a 22 ans (La Haine. 1995). En 1995, eut lieu l’attentat de la station RER Saint Michel et la traque de Khaled Kelkal. De manière rétrospective, nous identifions mieux le chemin qui nous fit passer de 1995 à 2001 (New York), de 2001 à 2002 (Mohammed Merah), de 2002 à 2004 (Madrid)… puis 2015 (Charlie Hebdo, le Bataclan, l’Hypercasher) et la suite.

➜ Quand nous prenons conscience des contenus et des logiques des « mondes intérieurs » (et que nous réalisons à quel point « l’autre » peut vivre dans un monde très différent du nôtre), une question a surgit : quand un jeune part en Syrie ou en Irak, comme cela eut lieu de nombreuses fois entre 2010 et 2016, où part-il réellement ? 

Dans quel pays affectif certains jeunes sont-ils partis en guerre ? Contre qui ? Contre quoi ? Dans quelle géographie affective les discours clivant de l’état islamique ou de certains fondamentalistes viennent-il entrer en résonance ? Qui se bat contre qui ? Qui est pur ? Qui est impur ? Victime ? Coupable ? De qui ? De quoi ? Qui est légitime ? Qui ne l’est pas ? Qui faut-il éliminer ? 

Les jeunes filles qui sont parties seules jusqu’à la frontière turque, avec des inconnus en pays inconnu, voyageaient sans doute dans une géographie affective que nous avons du mal à imaginer. Plus dure fut la chute, pour certain(e)s, lorsque la réalité a crevé leur bulle, « leur monde ».  

« Comprendre, non pas ce qui est dit,
mais ce qui fait dire à chacun ce qu’il dit,
et à travers ce qu’il dit et comment il le dit,
ce qui lui fait penser ce qu’il pense »
Abdelmalek Sayad

Confusion affective ET confusion mentale ont partie liée

L’air du temps pose la question du discernement et de l’esprit critique (entre le vrai et le faux, le délirant et le raisonnable…). Internet et les réseaux sociaux révèlent au grand jour, grâce à la pulsionnalité de « l’expression de Soi » qui y est convoquée, le monde intérieur et les « géographies affectives » des uns et des autres. Les « folies privées » deviennent publiques. En devenant visibles, « likées et partagées », elles gagnent en adhésion et en puissance, et en gagnant en puissance, peuvent avoir tendance à transformer ces intimités en « folies publiques », créant de puissants rapports de force entre « récits ». 

➜ En suivant attentivement ce que révèle la séance avec Hamed, nous pouvons sentir pourquoi certains récits, transmis à l’école, peuvent paraître faux à certains jeunes : ces récits n’ont peut-être aucune résonance avec ce que leur raconte leur monde intérieur, avec leur expérience intime, avec les scénarios affectifs qui les habitent.

Pour de nombreux jeunes sans doute, c’est le conflit entre deux types de récits qui sera décisif : si ces récits sont présentés comme incompatibles (par les uns comme par les autres), la solution psychique sera de faire un choix en tranchant. Pour comprendre les choix qui vont vers une primauté du religieux sur le scientifique, il faut sans doute explorer certains imaginaires de la religion musulmane, comme la peur de l’égarement ou de l’enfer, la figure du « savant » ou certaines questions identitaires impliquant fortement l’affectivité. Mais ce n’est pas le but de ce texte.

➜ Une autre question concerne l’éducation nationale. Hamed avait 16 ans. Que s’est-il passé dans la jeunesse de ce garçon, dans sa famille et à l’école, pour qu’il ait à ce point échappé à l’apprentissage de la re-présentation abstraite d’une réalité extérieure ? Comment sa géographie affective a-t-elle pu perdurer depuis l’enfance sans jamais se laisser remanier par une autre géographie mentale plus objective ? Comment certains jeunes, qui ont passé des années à l’école, peuvent-ils échapper à ce point à l’activité de la re-présentation et de la symbolisation pour que le monde ne fasse que se présenter à eux de manière directe, massive, inconsciente et hyper-affective ?

Résistance affective ET résistance mentale ont partie liée

Pour en revenir à la question des croyances et de l’esprit critique, celui-ci ne peut pas émerger d’une lutte « contre » la construction affective d’une personne, et notamment d’un jeune en train de se construire – et cela d’autant plus quand un enjeu identitaire peut rigidifier la posture.
Il y aura une intense opposition à ce qui sera vécu comme une volonté de destruction de sa propre construction psychique, tant qu’un passage créatif, reliant, ne sera pas proposé et que le jeune n’y ressentira pas affectivement un sentiment de promotion. 

➜ J’aurais pu dire à Hamed que ces deux géographies, l’affective et l’objective, n’entraient pas en compétition, et ne se niaient pas l’une l’autre parce qu’elles ne décrivaient ni les mêmes espaces ni les mêmes lieux ; que dans son monde affectif intérieur l’Égypte et l’Arménie étaient côte à côte ET que dans le monde géographique extérieur, ces deux pays étaient plus éloignés ; que la cohabitation des deux univers étaient possibles à partir du moment où existe une conscience de leur place, de leur raison d’être et de leur usage ; que les deux ont donc du sens, mais ne décrivent pas le même « univers de sens » ; que chaque espace a ses codes, son langage, sa construction et ses images ; que ces espaces se construisent avec les autres, se transmettent et se transforment ; que les codes appris à l’école permettent de mieux se repérer dans notre société et d’avoir des représentations communes avec des personnes que nous ne connaissons pas ; que nous avons besoin de représentations sociales plus objectives et communes pour pouvoir s’entendre et se comprendre ; que l’on trouve d’abord sa place, son rôle, son métier… dans une représentation intérieure de la société  avant de la vivre extérieurement ; etc. 

Jamais je ne lui aurais parlé de vérité s’opposant à une autre vérité, ni de vrai, ni de faux. 

Le rôle de la sensorialité et de l’imaginaire dans les remaniements affectifs ET intellectuel

Dans la séance décrite avec Hamed, j’ai construit plusieurs alliances :

  • une alliance entre lui et moi (être côte à côte, faire le même voyage). Le fait d’être « avec » la personne, de construire un « nous » de l’expérience tout en étant différencié (alternance dans le terpnos logos du « je », « tu », « nous », « eux »).
  • une alliance corps – sensation – visualisation – conscience. Le fait d’engager le corps dans l’apprentissage est la clef d’un remaniement entre le monde intérieur et le monde extérieur.
  • une alliance entre ce qu’il voyait extérieurement (les yeux ouverts) et ce qu’il voyait intérieurement (les yeux fermés). Quand Hamed avait les yeux fermés, je sollicitais le plan des croyances affectives et des images inscrites dans son psychisme (sa géographie affective, l’Égypte et l’Arménie côte à côte) pour mettre en lien cet espace psychique avec la nouvelle géographie proposée. Cette alternance fait travailler la plasticité cérébrale.
  • une alliance entre présentation affective et re-présentation mentale 
  • une alliance avec d’autres vécus et souvenirs, son ami qui prenait le bateau pour aller en Algérie, etc

Un état d’esprit et une manière de faire… tout en laissant faire

  • à aucun moment, je n’ai fait sentir à Hamed que sa géographie affective était illégitime. Nous avons tous des géographies affectives. Le problème est de n’avoir que cela sous la main pour vivre dans le monde – et de ne pas en prendre conscience. 
  • le fait de ne pas s’opposer (contre-discours) à ce que la personne croit (ce qu’elle ressent est « sa » vérité), mais lui proposer un voyage dans un autre récit et une autre sensorialité. Laisser ensuite agir ce nouveau récit sans mettre la pression. Ce qui n’est pas ressenti, éprouvé consciemment et approuvé librement ne peut pas remanier créativement les structures affectives – et ne construit pas le Sujet. 
  • le fait de faire rentrer la personne, ou le jeune, dans un imaginaire plausible et non dans une vérité. La cohérence qui s’en dégage aura sa véracité. (« L’objectivité est une subjectivité collectivement admise »).
  • le fait de proposer et non d’imposer cet autre imaginaire (dans mon propre langage), et de lui demander régulièrement s’il voulait continuer la séance et si la situation lui convenait (il est possible de rencontrer un point de résistance si le « Moi » se sent en danger, que la proposition touche une limite et déclenche un rejet et de l’agressivité. Il faut alors savoir s’arrêter, écouter le malaise (qui se manifeste souvent dans le corps-affect, vertiges, nausée, angoisse…) et reprendre un autre jour, délicatement, avec une autre proposition.
  • valoriser le nouveau récit dans ce qu’il peut apporter de positif dans les relations aux autres (vivre dans un monde mieux partagé, plus intelligible) mais laisser la personne LIBRE de ressentir, d’évaluer et de choisir, quand c’est le moment pour elle.

PS : Cette démarche se fait avec l’accord de la personne et grâce à un transfert suffisamment positif.

L’ancrage affectif de l’intellect

Par mon métier de sophrologue, à force d’écouter attentivement les mondes intérieurs, les folies privées, les fantasmes, les croyances et représentations qui en découlent, je peux témoigner du fait que ce qui n’est pas ressenti par le « monde intérieur » et le sensible ne provoque pas d’adhésion (rentre par une oreille et sort pas l’autre). Ce qui prend « sens » relie toujours l’affect et l’intellect – même chez les plus rationalistes… 

➜ En travaillant avec des jeunes (et pas que), à la question « Qu’est-ce que tu penses », je fais précéder « Qu’est-ce que tu ressens ? », puis « Qu’est-ce que tu penses de ce que tu ressens » à laquelle s’ajoute « Qu’est ce que tu ressens de ce que tu penses ? ». Une élaboration dans le temps peut également être introduite : « Qu’est-ce que tu ressens de ce que tu pensais hier ? » et « Qu’est ce que tu ressentirais si tu pensais autre chose ? », etc… 

Dans ce type de tricotage entre ressentir et penser peut se jouer une élaboration de son propre esprit devenant doublement critique, réflexif et créatif. 

© Sandrine Delrieu, sophrologue, sophro-analyste. Mars 2018